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LETTRE AUX AMIS – TOUSSAINT 2023

La guerre se déroulant actuellement en Europe sur fond d’« ambiance nucléaire » implique une puissance dotée de l’arme atomique, membre permanent du conseil de sécurité, dans un monde où la force supplante le droit. Nous savons par ailleurs le rôle de l’Iran au Proche-Orient, tant dans son soutien au Hamas, que dans sa volonté d’obtenir l’arme nucléaire, vue comme pour la Corée du Nord comme une condition de survie du régime. La Russie, la Corée du Nord et l’Iran : trois pays en confrontation ouverte avec l’Occident et les plus sanctionnées par ce dernier. Dans ce contexte, se repose la question de l’arme nucléaire : dissuasion ou illusion ?

Lors d’un récent colloque, la question a été posée à l’Église catholique :

« Monseigneur, vous êtes évêque, nommé par le pape, et vous êtes aumônier en chef du culte catholique, nommé par le ministre des Armées. Vous êtes militaire, placé sous l’autorité du chef d’état-major des armées, dans un pays doté de l’arme nucléaire, et vous dépendez du pape, qui a signé le traité d’interdiction des armements nucléaires… Est-ce que vous ne seriez pas un peu schizophrène ? Comment vivez-vous cette apparente contradiction ? »

 

Voici la réponse apportée à l’auditoire :

« Merci de cette interpellation qui pointe une réalité essentielle : la question de l’arme nucléaire en général – et de la dissuasion nucléaire en particulier – est l’une des plus difficiles et des plus redoutables qui soit. Non seulement parce que techniquement la question est d’une extrême complexité, mais plus encore parce qu’éthiquement nous sommes à la croisée des chemins.

Il s’agit d’une équation avec nombre d’inconnues, de coefficients, de variables… qui conduisent à espérer une relation d’égalité. Mais cette égalité qui est au cœur même du concept de dissuasion se trouve sans cesse menacée.

La dissuasion nucléaire associe la philosophie et la morale, le politique et le stratégique. Or l’expérience montre qu’il n’est pas spontané d’accorder ensemble toutes ces dimensions.

Par une configuration dans les faits unique au monde, je suis à la fois évêque nommé par la pape et membre des forces armées d’un État doté de l’arme nucléaire, placé sous l’autorité du chef d’état-major des armées. Pour ce qui est des cinq pays officiellement dotés de l’arme nucléaire au sens du Traité de Non-Prolifération signé en 1968, mes deux confrères évêque aux armées américain et britannique n’ont pas de statut militaire, ils sont « civils » ; quant aux russes et aux chinois ils n’ont pas d’évêque aux armées. Et pour ce qui concerne les quatre pays qui ont transgressé le Traité de Non-Prolifération, point d’évêque aux armées à l’horizon, qu’il s’agisse de l’Inde, du Pakistan, d’Israël ou de la Corée du Nord !

Cette double réalité ecclésiale et militaire conjuguée en une mission dit la singularité du sujet.

Quel domaine de définition se rapporte en définitive à l’équation de la dissuasion : l’éthique de conviction ou bien l’éthique de responsabilité ? Le risque serait d’avoir deux débats séparés : soit déconnecter la morale de la stratégie, soit déconnecter la morale de la réalité des rapports de force. D’un côté, une discussion philosophico-religieuse se fondant sur la morale pour imposer comme fin inconditionnelle la suppression de ces armes. De l’autre, une approche politique et stratégique s’appuyant sur le réalisme pour assumer de façon décomplexée les responsabilités de puissance.

Reprenons les fondamentaux :

Avec la mise en œuvre de l’énergie atomique sous forme d’arme de guerre, l’humanité est entrée dans un « nouvel âge » terrifiant : désormais, l’homme a pénétré l’intime de la relation matière/masse/énergie. Comme s’il avait dérobé le secret de l’énergie sacrée des origines, il détient maintenant la capacité de décider de « la fin du monde »

Au plan éthique, le sujet n’est pas d’être « pour » ou « contre » mais, en partant du réel, de tenter d’avancer concrètement vers un monde de justice, de confiance et de paix.

La rationalité de la dissuasion vient de ce qu’elle « contient » doublement la violence, elle est cette stratégie qui intériorise une violence absolue pour la limiter absolument, voire pour en interdire l’emploi.

Paradoxalement, l’entrée dans l’âge atomique marque aussi l’entrée dans une histoire réellement universelle où l’humanité peut se comprendre et se réaliser comme responsable d’elle-même et de son avenir : première étape d’une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain. Le pape François le souligne avec force dans son encyclique Laudato Si : tout est lié ! La démographie, l’air, l’eau, le climat, les ressources naturelles, le bilan carbone, la biodiversité nous en donnent la preuve : tout interagit. Nous sommes tous sur le même bateau, et si le bateau coule, nous coulons tous.

La question initiale n’est pas celle du but, unanimement partagé sur le papier : un objectif de dialogue, de sécurité et de prospérité pour tous. La question est celle du chemin. Elle relève d’une dimension morale et spirituelle de conversion, de désarmement des cœurs.

Le nucléaire n’est qu’une question secondaire de la question militaire qui elle-même ressort du politique. Paix et justice sont les enjeux impérieux. Il n’y a pas de justice sans paix ni de paix sans justice. Le défi demeure de savoir comment progresser vers un monde plus juste, plus confiant, plus fraternel.

La gageure n’est pas tant celle du bien ou du mal que celle du « moindre mal ». En 1982, Jean-Paul II avait appelé à « affronter les problèmes avec réalisme et honnêteté » soulignant avec les conditions d’alors qu’« une dissuasion basée sur l’équilibre, non certes comme une fin en soi mais comme une étape sur la voie d’un désarmement progressif », pouvait « encore être jugée comme moralement acceptable ». En 1983, les évêques de France énonçaient dans un document intitulé « Gagner la paix » : qu’ « affronté à un choix entre deux maux quasiment imparables, la capitulation ou la contre-menace… on choisit le moindre, sans prétendre en faire un bien ! ». « En politique étrangère, écrivait Raymond Aron, ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, c’est toujours la lutte entre le préférable contre le détestable ».

Impossible ici de se contenter d’une logique binaire : il est admis qu’un désarmement nucléaire unilatéral exposerait aux menaces les plus radicales. Et difficile de faire l’impasse d’une réflexion sur la nature démocratique ou non des États. Sinon l’ambition morale de certains reviendrait à ne laisser les armes nucléaires qu’aux dictatures. Face à la bombe atomique qui remet en cause l’existence de l’humanité, un seul autre problème recèle la même valeur : le danger de la domination totalitaire avec sa structure terroriste qui abolit toute liberté et dignité humaine. Là, on perd la vie. Ici, on perd l’existence digne d’être vécue. Comme l’assure Jean-Yves Le Drian : « Nous devons éviter que l’appel généreux à un monde « sans armes nucléaires » ne prépare un monde où seuls les dictateurs en disposeraient » …

Au fond, peut-être est-ce l’absence d’un réel système international de gestion des conflits fondé sur le droit et le respect des engagements qui peut permettre moralement de comprendre le maintien provisoire d’une forme de dissuasion nucléaire.

Le désarmement ne se décrète pas, il se construit. La difficulté réside moins dans l’outil que dans l’esprit. Ainsi le pape François invite-t’il à entrer à partir du réel dans une logique globale de temps long sans détacher artificiellement le « nucléaire » de l’ensemble des dimensions militaire, politique, économique, diplomatique, culturel… des peuples et de leur histoire.

Dans l’équation, il est essentiel d’intégrer la faiblesse humaine, ce que nous appelons le péché, c’est-à-dire l’orgueil. La volonté de puissance et de domination, la tragique capacité de mépriser et d’humilier son frère, ces pulsions qui transforment l’homme en un loup pour l’homme.

Prenons également la mesure de ce que le nucléaire dont nous parlons est déjà dépassé par « l’extension du domaine de la menace » : avec l’intelligence artificielle, le cyber, l’espace, les fonds marins, l’homme augmenté et les biotechnologie… en une dimension « multi-milieux/multi-champs ».

La cause est humaine avant d’être technique. La seule voie de construction de la paix passe par le dialogue entre les pays, l’accès de tous au développement, la protection des droits des plus faibles. Tout est interconnecté : le « désarmement » est indissociable du « développement humain intégral » et de « l’écologie intégrale ».

Le défi contemporain est d’engager les États-Nations à bâtir ensemble un monde du « bien commun » qui est plus que la simple addition des intérêts nationaux. Cela passe pour chacun d’entre nous par le renoncement à certains biens personnels au profit d’un bien commun supérieur.

« Être homme », écrit Camus, c’est « être capable de s’empêcher ». Je possède, je pourrais mais je renonce de moi-même… Dans un monde marqué par des inégalités criantes entre les citoyens comme entre les nations, que sommes-nous prêts à abandonner de nous-même pour le bien de tous ? A quel point réalisons-nous qu’il nous faut renoncer à certains biens si nous ne voulons pas qu’on vienne nous les arracher de nos mains. Portées à une certaine incandescence, les inégalités et les misères crient violence et crient vengeance. Alors que notre monde n’a jamais porté autant de fruits, la répartition de ses richesses est au comble de l’injustice. Inconcevable de rester sereins quand certains de nos frères connaissent des situations inhumaines. Si nous ne réagissons pas par charité, nous serions bien inspirés de le faire par simple intérêt de survie : à terme les armes n’ont jamais rien réglé des scandales d’égoïsme et d’accaparement qui jalonnent l’histoire humaine.

Plus profondément encore, le logiciel de la dissuasion fonctionne pour autant que la Vie a une valeur pour moi et pour celui qui me fait face. Si je suis prêt à mourir avec la bombe, alors la logique de la dissuasion disparaît ! La question religieuse dans sa perspective théologico-politique est ici centrale. La mort est-elle la fin de la vie ou le début de la vraie vie ? D’où vient ma vie ? Où va ma vie ? Qu’est ce qui mérite de donner ma vie ? Qu’est ce qui justifie de prendre la vie de l’autre ? Y a-t-il un salut ? Une voie de salut ? Une voie pour moi ? Une voie pour les autres ?

La dimension religieuse est décisive quant à la compréhension même de ce qu’est l’arme atomique, la dissuasion, la fin du monde, la fin d’un monde, la fin de mon monde. Certes on ne peut pas gagner une guerre nucléaire, donc en théorie on ne peut pas mener une guerre nucléaire. Mais cela ne vaut qu’au regard de ma compréhension du « gagner » et du « perdre ». Le drame qui se joue actuellement au Proche-Orient nous interroge. Jusqu’où la barbarie ? Jusqu’où le droit de la guerre ? Jusqu’où l’humanité est-elle capable de s’empêcher pour ne pas sombrer dans la toute-puissance, voire l’extermination ? Jusqu’où le nucléaire manipulé dissuade ou encourage le plus tragique de l’homme ?

Il en est du concept de la « dissuasion nucléaire » comme du concept de la « guerre juste » : Précieux pour empêcher un conflit, contenir la violence, prendre du recul, garder raison. Et dramatique si cela incite à enclencher un conflit, déployer la violence, perdre la raison.

Comment passer du rapport de force à la coopération mutuelle et fraternelle, de la logique de destruction mutuelle assurée à la logique de la paix ? Tel est le défi de chaque génération. La nôtre l’affronte avec une intensité encore jamais connue. Celle de l’énergie atomique qui tutoie autant les origines du monde que ses fins dernières, au sens le plus matériel comme le plus spirituel du terme. »